Voici « Autochtones Inc. », l’inouï marché émergent à l’intérieur du Canada

VUE D’AMÉRIQUE – Je vous emmène bien au-delà de l’image caricaturale, celle qui se cantonne aux tipis, aux costumes traditionnels, à l’art inuit du Grand Nord canadien. Les Autochtones prennent leur destin économique en main en créant des milliers d’entreprises qui brassent des affaires jusqu’en Europe.

— Chronique signée François Normand

Elles naissent partout ou presque, d’un bout à l’autre du pays. Elles sont dans la plupart des secteurs de l’économie canadienne, et certaines exportent même sur le marché européen. Les entreprises autochtones sont de plus en plus
dynamiques au Canada, mais cet écosystème demeure pourtant inconnu en Europe.

Au Québec, certains médias comme Les Affaires (le magazine économique et financier pour lequel je travaille) ont même commencé à utiliser l’expression « Autochtones Inc. » pour décrire cet écosystème entrepreneurial.

Cette expression est inspirée de la fameuse formule America Inc. que les Wall Street Journal et autres Fortune de ce monde utilisent pour parler de l’univers des affaires aux États-Unis, tout comme Quebec Inc. a été adoptée par la presse québécoise.

Les Autochtones comprennent trois groupes au Canada, soient les Premières Nations, les Inuits (dans le Grand Nord canadien) et les Métis. Autochtones Inc. incarne donc le réseau des entreprises créées par des milliers d’entrepreneurs inuits ou issus des Premières Nations au Canada, comme les Innus, les Cris ou les Hurons-Wendats, trois nations présentes au Québec.

Bon, j’anticipe déjà votre scepticisme en écrivant ces lignes. Autochtones Inc.? Un écosystème entrepreneurial? Des milliers d’entrepreneurs?

Je vous comprends.

Une image folklorique des Autochtones

Après tout, l’image que l’on a des Autochtones en Europe —et même au Canada— est assez caricaturale. Elle se cantonne souvent aux tipis, aux costumes traditionnels, de même qu’à l’art inuit du Grand Nord canadien.

De plus, quand les médias abordent la question autochtone, c’est la plupart du temps pour mettre en lumière —du reste, avec raison— les conditions socioéconomiques difficiles, voire exécrables, dans ces communautés au Canada.

Plusieurs d’entre elles n’ont même pas d’eau potable, sans parler du racisme systémique dont sont encore trop souvent victimes les Autochtones.

Cet été, la découverte des restes de centaines d’enfants autochtones sur les terrains des anciens pensionnats autochtones a aussi bouleversé les Canadiens, dévoilant un côté sombre de l’histoire du pays.

Willie Nahanee, 79 ans, est un membre de la nation Squamish Nation qui participe à l’enquête sur d’anciens pensionnats autochtones au sordide fonctionnement.

Pour autant, malgré toutes ces difficultés et ces drames, les Autochtones prennent leur destin économique en main en créant des entreprises qui brassent des affaires avec les autres entreprises canadiennes.

Au Québec seulement, on compte environ 1 000 entreprises autochtones, selon la Commission de développement économique des Premières Nations du Québec et du Labrador (CDEPNQL).

En 2016, le Québec comptait 182 890 Autochtones, selon le plus récent recensement de Statistique Canada.

Des statistiques de la Banque de développement du Canada (BDC), une agence fédérale qui appuie financièrement les PME canadiennes, permettent de mieux cerner l’ampleur de ce phénomène.

En entrevue à Les Affaires en 2018, un directeur de compte de la BDC a même utilisé l’expression « marché émergent » pour qualifier cet écosystème.

Ainsi, au 31 mars 2020 (les données les plus récentes), la BDC avait accordé des prêts totalisant 400 millions de dollars canadiens (270 millions d’euros) à 800 clients autochtones dans l’ensemble du Canada. Au Québec seulement, la BDC avait accordé des prêts s’élevant à 76 millions de dollars canadiens (51,3 millions d’euros) à 120 clients, ce qui représente 15 % de l’ensemble des interventions de la BDC au Canada.

La valeur moyenne de l’ensemble des prêts était inférieure à 250.000 $CA (168.700 €).

Bien entendu, il y a donc de nombreuses petites entreprises et commerces au détail dans l’écosystème entrepreneurial autochtone.

Mais il y aussi plusieurs grosses PME, notamment dans le secteur des transports.

On peut donner l’exemple d’Air Creebec, une société crie qui effectue des vols régionaux et nolisés au Québec ou en Ontario, sans parler d’Innukoptères, une entreprise innue qui a déjà servi le producteur d’énergie Hydro-Québec, la firme d’ingénierie SNC-Lavalin et la minière Rio Tinto.

Les Autochtones ont aussi créé d’importantes entreprises manufacturières.

Des leaders manufacturiers au Canada

Par exemple, Prémontex, une entreprise familiale de Wendake (la nation huronne-wendat, dans la région de la ville de Québec) est devenue au fil des ans le plus important fabricant de marches d’escalier au Canada.

Oui, oui, vous avez bien lu : le plus important fabricant de marches d’escalier au Canada.

Par ailleurs, parmi les entreprises autochtones exportatrices, on peut mentionner Granules LG, une PME innue de la communauté Mashteuiatsh, dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Ce producteur de granules de bois et de bûches énergétiques exporte une partie de sa production en Europe.

Des Blancs et des Autochtones créent aussi des co-entreprises, comme la Scierie Opitciwan, située au centre du Québec, à des centaines de kilomètres au nord-ouest de Montréal.

Le Conseil des Attikameks d’Opitciwan —une communauté située dans la région de la Mauricie— détient 55% du capital de cette entreprise, tandis que Produits Forestiers Résolu (PFR), un important producteur et exportateur de bois d’œuvre, en possède 45%.

Pour favoriser la création d’entreprises et d’emplois dans leurs communautés, les Autochtones ont également mis sur pied des institutions de capital de risque comme Investissement Premières Nations du Québec (IPNQ).

Cet investisseur institutionnel —fondé par deux partenaires financiers québécois, dont le Mouvement Desjardins, et trois sociétés autochtones— ressemble en quelque sorte à la Société fédérale de participations et d’investissement (SFPI) en Belgique.

La mission de ce capital-risqueur est de faire des investissements directs dans des entreprises commerciales autochtones, communautaires ou privées.

Dynamique, malgré la Loi sur les Indiens

Malgré leur dynamisme, les entrepreneurs autochtones doivent composer avec un environnement juridique qui les pénalise, et ce, en raison de la Loi sur les Indiens, qui encadre la vie des Premières Nations au Canada.

Car, en vertu de l’article 89 de cette loi (qui n’affecte pas les Inuits et les Métis), un membre des Premières Nations ne peut pas hypothéquer la maison qu’il habite, car ces communautés sont privées du droit de propriété sur les réserves au Canada.

Selon des leaders économiques autochtones, cet article constitue un frein majeur à l’entrepreneuriat, car les Autochtones ont de la difficulté à trouver du financement pour se lancer en affaires.

Malgré cet article qui les pénalise, des Autochtones aux quatre coins du Canada réussissent à créer des entreprises. Les initiatives à gauche et à droite se multiplient d’ailleurs pour les aider.

En avril, le gouvernement canadien, la BDC et l’Association nationale des sociétés autochtones de financement (ANSAF) ont annoncé la création d’un nouveau fonds de croissance pour appuyer les entrepreneurs autochtones, dont la première ronde de financement a permis d’amasser 150 millions $CA (101 M€).

Pendant des décennies, les entreprises et les investissements canadiens qui s’intéressaient aux marchés émergents n’avaient d’yeux que pour l’Asie, l’Amérique latine et l’Europe orientale.

Or, depuis quelques années, ils s’intéressent de plus en plus à Autochtones Inc., un marché émergent à l’intérieur du Canada. Peut-être le temps est-il venu que les entreprises et les investisseurs belges actifs au Canada commencent eux aussi à s’y intéresser.

Chronique signée François Normand

Dans son analyse géopolitique mensuelle “Vue d’Amérique“, le journaliste québécois François Normand traite d’enjeux nord-américains qui sont d’intérêt pour les gens d’affaires et les investisseurs belges. François travaille au magazine économique Les Affaires de Montréal. Historien de formation et étudiant au MBA, il cumule 25 ans d’expérience, et s’est notamment spécialisé en commerce international et dans l’analyse du risque géopolitique. Au fil des ans, il a réalisé plusieurs reportages en Europe, en plus d’avoir déjà réalisé un stage auprès des institutions de l’Union européenne, à Bruxelles.

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